Le
premier tome des oeuvres complètes du philosophe
Emmanuel Levinas vient de paraître (Editions Grasset).
C'est un comité scientifique coordonné par
l'académicien Jean-Luc Marion qui a élaboré
le programme éditorial de ces oeuvres. Rodolphe Calin
qui, avec Catherine Chalier, a édité et préfacé
ce premier volume explique dans l'entretien qu'on va lire
le contenu et la portée de cette édition.
I.J
: Jean-Luc Marion qui préface cette édition
et qui coordonne le comité scientifique déclare
dans un entretien (Le Point 15 octobre 2009) que «
Les Carnets de captivité de Levinas offrent un document
historique passionnant, comparable aux « Carnets de
guerre” de Sartre. Qu’est-ce qui caractérise
ces Carnets ?
Rodolphe
Calin : Premièrement, la manière dont ils
nous parlent de la débâcle et de la captivité
: ils n’en font pas le récit quotidien, n’en
évoquent pas la dure réalité ou les
souffrances, mais tentent d’en écrire le roman,
puisque, sous le titre de Triste opulence, s’y ébauche
un roman sur la captivité. Et ce, pour une raison
profonde : c’est que la captivité y est décrite
comme l’épreuve même d’un monde
déréalisé, cassé, suspendu,
— celui, d’abord, d’une France littéralement
défaite —, et donc d’un monde dont la
réalité est devenue fiction. Deuxièmement,
le fait que Levinas n’y apparaît pas seulement
comme philosophe, mais aussi du coup comme romancier. Cela
n’est pas absolument surprenant, puisque l’on
sait l’importance de la littérature dans sa
philosophie et son écriture philosophique, mais n’en
reste pas moins hautement significatif, puisque cette expérience
du monde cassé que nous décrit son roman à
partir de la situation de la captivité sera également
au coeur de sa première philosophie, celle de l’existence
à l’existant. Enfin, et cela résulte
du précédent aspect, ces Carnets montrent
que ces années de captivité auront eu impact
certain sur sa philosophie, par exemple à travers
le projet de considérer l’existence juive comme
une catégorie philosophique.
I.J
: Toujours selon Jean-Luc Marion, Levinas a “érigé
l’éthique en philosophie première”
R.C.
: Il est en effet arrivé à Levinas de qualifier
ainsi l’éthique, et c’est d’ailleurs
le titre qu’il a donné à l’une
de ses conférences : Ethique comme philosophie première.
En reprenant ce terme très ancien, forgé par
Aristote, Levinas l’entend cependant en un sens nouveau.
Il ne s’agit évidemment pas pour lui de concevoir
l’éthique comme la science des fondements des
autres sciences, précisément parce que l’éthique
entend se situer sur un plan autre que celui du savoir et
de la connaissance. Ce plan, Levinas le nomme religion,
sans que ce terme ait cependant rien de théologique.
Le religieux ne renvoie à aucune théologie,
à aucune autorité, mais procède de
la relation avec autrui en tant que relation avec une altérité
qu’il n’est pas possible d’intégrer
au savoir. Mais ce qui résiste au savoir le précède,
lui est antérieur, et, d’une certaine manière,
le rend possible. C’est le langage, qui ne consiste
pas d’abord à produire des significations à
l’aide de signes, mais à parler à autrui,
ou plutôt, à l’écouter, à
se laisser enseigner par lui : non pas enseigner tel ou
tel contenu, mais d’abord sa simple présence,
sa présence nue qui déborde tout contenu,
et à partir de laquelle seulement un contenu devient
pensable. L’éthique n’est pas science
première, mais l’écoute première
qui rend possible le savoir.
I.J
: Dans la préface que vous avez donnée à
ce premier volume des OEuvres complètes, vous mettez
l’accent sur le rapport entre judaïsme et philosophie
et le souci de Levinas de faire apparaître le judaïsme
comme une catégorie de l’être. Comme
s’il voulait faire du judaïsme “le lieu
d’une nouvelle interprétation de l’homme
et de sa subjectivité”. Qu’est-ce que
cela signifie ?
R.C.
: A l’époque où Levinas conçoit
le judaïsme comme une catégorie de l’être,
sa pensée est encore une pensée de l’être,
une ontologie (alors qu’elle sera plus tard une pensée
de l’autrement qu’être) ; mais c’est
une ontologie différente de celle de Heidegger, précisément
une ontologie dans
laquelle il ne s’agit pas du sens de l’être
et de sa compréhension, donc pas de la connaissance.
Or, ce qui, dans l’être, résiste à
la connaissance, c’est précisément le
sujet, le sujet qui ne pourrait pas connaître s’il
ne s’était d’abord posé dans l’être.
Que vient faire ici l’être-juif ? Eh bien, il
offre une manière originale de penser cette assise
dans l’être, et donc la subjectivité
: car ce qui donne à l’être-juif tout
son poids d’être, c’est d’abord
l’épreuve même de la persécution
qui l’enferme dans le fait nu de son existence, lui
révèle qu’il est rivé à
lui-même. Mais cette persécution n’a
pas qu’une signification négative : elle est
un découragement dans lequel, écrit Levinas
dans ses carnets, “se révèle la présence
divine”. La passivité, le subir de la persécution
se retourne en élection. Dès lors, l’être-juif
c’est l’avènement d’une existence
dans laquelle le sujet se pose comme fils de Dieu, autrement
dit dans la filialité. C’est là une
nouvelle conception du sujet, qui d’abord ne se définit
pas par la connaissance, et ensuite, qui n’est pas
commencement et liberté, mais dont la liberté
est à penser à partir du passé de la
création et de l’élection. C’est
cela que veut dire Levinas lorsqu’il se propose de
faire de l’être-juif une catégorie ontologique,
de partir de l’être-juif et non du sujet selon
Heidegger, du Dasein. C’est en cela que l’être-juif
constitue une nouvelle interprétation de l’homme
et de sa subjectivité.
I.J
: Comment définiriez-vous le judaïsme de Levinas
?
R.C.
: Je m’en tiendrai à ce qui ressort de ce premier
volume d’inédits, qui ne permet certes pas
de définir exhaustivement le judaïsme de Levinas
(il faudrait aussi évoquer l’importance du
Talmud), mais qui en souligne un trait original et essentiel.
Le judaïsme est envisagé ici comme une catégorie
ontologique, c’est-à-dire qu’il est compris
à partir de l’être-juif, de la facticité
juive, telle qu’elle s’éprouve dans la
persécution et dans l’élection. Le judaïsme,
c’est l’existence juive, telle d’abord
que l’hitlérisme, la déportation et
la captivité (il faut lire, dans ce volume d’inédits,
les trois écrits sur la captivité du prisonnier
juif) en ont rappelé au juif le caractère
irrémissible ; mais telle aussi qu’elle s’éprouve
dans la filialité. C’est là, d’abord,
à une époque marquée par l’existentialisme,
une approche audacieuse de la facticité : celle-ci
n’est pas à entendre, comme dans l’existentialisme,
comme le fait de ne pas avoir choisi son existence, d’y
être jeté, en ce sens comme un asservissement,
mais tout autant comme une élection (j’ai été
choisi). Mais c’est surtout, pour le judaïsme,
une approche originale et renouvelée. Le judaïsme
n’est plus seulement une catégorie religieuse
ou théologique, mais ontologique et philosophique,
puisque le religieux devient ici un sens de l’existence.
La notion d’élection ne renvoie pas d’abord
à une autorité, elle n’est pas puisée
dans la Bible ou dans le Talmud, mais surgit à partir
d’une description de la souffrance : “Ivresse
de cette souffrance inutile, de cette passivité pure
par laquelle on devient comme le fils de Dieu”, écrit
Levinas dans ses Carnets.
I.J
: On a parfois décrit la philosophie de Levinas comme
proche d’un certain christianisme. Ces carnets semblent
montrer le contraire.
R.C.
: En effet, sur le plan philosophique, Levinas prend ses
distances avec le christianisme, même si cette prise
de distance, justement dans ces Carnets, s’accomplit
dans une proximité, comme en témoigne la lecture
que Levinas y fait de Léon Bloy. C’est à
partir de Bloy que Levinas envisage de bâtir une philosophie
juive, plus précisément, de considérer
l’être juif comme une catégorie philosophique
: après avoir remarqué que, chez Bloy, “tout
l’homme est logé dans les catégories
du catholicisme”, il précise qu’un même
travail est à entreprendre pour le judaïsme.
Mais ce qui aux yeux de Levinas distingue l’être-juif
de l’être-chrétien, c’est que le
premier se comprend dans une relation essentielle avec le
passé, celui de l’élection (j’ai
été choisi), tandis que le second renvoie
au présent, celui de l’incarnation (la présence
parmi nous du Fils incarné), ainsi qu’il l’affirmera
dans un article de peu postérieur à sa captivité,
“Etre juif ”, article qui déjà
s’esquisse dans de nombreux fragments des Carnets.
Cette manière de distinguer l’être-chrétien
de l’être-juif est significative dans le contexte
de sa philosophie, dans la mesure où celle-ci aura
ambitionné de libérer la pensée de
l’autorité du présent et de la présence,
c’est-à-dire de l’être, au profit
de ce qu’elle a appelé “l’autrement
qu’être”. |