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Alors,
il existe ou pas ?
Par
Daniel SIBONY
(1) |
L’autre
jour, j’ai reçu une dure nouvelle en ouvrant le journal:
“Le peuple juif n’existe pas”. Ça m’a
fait un coup, quand même, car je pensais faire partie de
ce peuple, et là, on me disait que j’étais
tout seul; qu’on était nombreux à être
tout seuls en tant que juifs. Mais j’ai encaissé
le coup et je me suis dit: pourquoi la nouvelle arrive-t-elle
si tard? Serait-elle tombée sur les télescripteurs
des nazis, sensibles comme ils étaient aux choses de la
science (mais oui, c’est vrai!), ils auraient baissé
les bras, leur traque devenait sans objet puisqu’ils visaient,
eux, le total des Juifs, y compris des grabataires vivant très
loin... Bref, cela aurait épargné 6 millions de
vies.
Mais
c’est ainsi, les grandes nouvelles arrivent quand elles
peuvent. Celle-là nous vient, semble-t-il, des nouveaux
historiens israéliens (ceux-là alors !..), sous
la plume d’un des leurs, Shlomo Sand. Elle doit donc être
vraie : ces gens sont des “scientifiques”, ils veulent
appliquer la grille de la “science” même à
ce qui lui échappe. Ils veulent de la rigueur. Et au fait,
le peuple juif, bien sûr qu’il existe - beaucoup l’ont
rencontré, depuis des millénaires, certains se sont
même acharnés sur lui pendant des siècles;
d’autres ont pris dans son héritage de quoi fonder
d’autres religions, d’autres traditions, etc. Cela
est vrai, mais nul ne peut nier que ce petit peuple, dès
qu’on donne une définition du mot peuple, a la manie
de se présenter de travers; de contrarier la définition.
Autant dire que, tout en existant, il n’existe pas, comme
les autres, pas comme il faut. Certes, on peut aussi dire qu’un
peuple qui n’existe pas depuis si longtemps fait preuve
d’une étonnante longévité; originale
en plus, puisqu’il balade son origine d’une génération
à l’autre depuis plus de trente siècles. En
tout cas, un de mes proches qui rentre d’une tournée
dans les pays arabes me dit y avoir souvent entendu dire: ce peuple
va bientôt cesser d’exister, car ça fait trop
longtemps qu’il existe. On verra bien, rien n’est
joué.
Pour
ces historiens donc, ce peuple est une pure “invention”.
J’aurais bien pris ce mot dans son sens positif, comme on
dit qu’Einstein a inventé la relativité ou
que Freud a inventé la psychanalyse. Et le peuple juif
a peut-être inventé un certain mode d’existence
qui, tout en étant très implanté dans le
réel de façon efficace et féconde (au point
que ça en agace plus d’un), s’enveloppe d’un
halo d’incertitude, de précarité, de dissension
avec soi-même qui met en doute l’existence. Il est
vrai que cette mise-en-doute-de-l’existence est peut-être
l’ingrédient nécessaire pour que celle-ci
soit plus vivante.
Cela
dit, il y a d’autres existences problématiques qui
ne s’en portent pas plus mal. Dieu par exemple - si l’on
arrive à dépasser le bas niveau de la question :
alors il existe ou pas? Toutes les preuves qu’on a données
de son existence sont narcissiques : “Dieu existe, je l’ai
rencontré”; ou “je l’ai trahi...”
Mais vous qui le dites, est-ce que vous existez ? D’autres
disent aussi : puisqu’il a laissé faire telle horreur,
et telle autre..., alors je lui dénie l’existence;
ils le débranchent. Même la fameuse preuve ontologique
(Anselme, Descartes...) est narcissique : elle dit que l’idée
que j’ai d’un être absolument parfait entraîne
forcément l’existence de cet être, sinon, cela
contredit sa perfection. Mais n’est-ce pas plutôt
la perfection de mon idée que cela contredit ? Et si notre
idée de la perfection était imparfaite ? Pourtant,
cette existence précaire de Dieu irrigue toutes sortes
de questionnements; et il se peut que l’êtredivin,
comme perturbation du verbe être, existe ou pas, mais pas-comme-on-croit.
Et qu’en plus de ses attributs habituels, il soit aussi...
inexistant. Toujours est-il que ceux qui prônent son existence
pleine et entière nous assurent que le monde en sera meilleur,
et que même notre existence sera mieux fondée. Puisqu’ils
le disent...
Cela
nous ramène à Shlomo Sand. J’ai pris son livre,
car j’aurais bien aimé savoir “comment le peuple
juif s’est inventé”, au sens positif du mot
- puisque s’il s’est inventé, avec dans la
foulée cet incroyable Dieu biblique que d’autres
ont tenté de rebricoler - on doit reconnaître que
l’invention a bien tenu. Et voilà que le livre de
Sand me tombe des mains car il n’éclaire en rien
cette énigme passionnante - celle d’un peuple qui
chaque fois se redéfinit par sa transmission symbolique.
Ce qui intéresse ces historiens c’est d’étudier
comment le sionisme moderne, datant de Hertzel, a cherché
à se brancher sur l’énergie millénaire
du peuple juif pour faire aboutir son projet, la création
d’un Etat. Si l’on est malveillant, on peut voir dans
ce branchement toutes sortes de manipulations. Et si l’on
est plus neutre ou bienveillant, on peut s’émerveiller
de voir comment des gens totalement mécréants ont
pu prendre appui sur cette intense transmission, sachant que ce
qui les obsédait c’était de créer un
espace de souveraineté pour les Juifs; partant de l’idée
qu’ailleurs ils seraient toujours la cible de l’antisémitisme.
On sait qu’au départ certains d’entre eux pensaient
faire un Etat juif en Ouganda (!), ne voyant pas que la transmission
symbolique, qui a maintenu le peuple juif, inscrivait de génération
en génération l’idée d’une Terre
d’Israël, faisant de cette région un lieu quasiment
“possédé” par cette parole qui traverse
des millénaires. Dans la foulée, ils ont même
nourri le fantasme d’un homme nouveau, d’un Juif qui
rejetterait ses liens avec l’exil, la diaspora, le ghetto,
la misère, l’humiliation, le passé, les racines...
Et l’homme nouveau qu’ils ont produit, et que j’ai
eu l’occasion d’observer il y a longtemps, ayant voyagé
là-bas tout jeune, c’est un type d’homme lisse,
sans faille et sans exil, si normal et fonctionnel, si pratique
et concret qu’il en devient une peu abstrait, coupé
qu’il est de ses origines, de sa transmission identitaire
(de son identité comme transmission). C’est seulement
maintenant que des jeunes là-bas renouent avec leurs racines
refoulées, retranchées.
Ce
n’est pas le cas des hommes nouveaux comme Shlomo Sand.
Il ne renoue pas avec ses origines, il les nie: ça n’existe
pas. Alors qu’il traite d’un sujet très limité
(comment les sionistes se sont branchés sur l’idée
du peuple juif à des fins politiques ?), il croit rétablir
une vérité plus générale qui statue
sur toute l’histoire: ce peuple est un pur fantasme, une
lubie. Mais certains détails résistent, des détails
infimes. Tenez, ce monsieur, son père a dû l’appeler
Shlomo en pensant comme beaucoup au roi Salomon, c’est-à-dire
à l’un des ancrages bibliques du peuple juif. Et
lui, il trouve ce peuple purement factice, il a la haine non pas
de soi mais de cet acte du père qui l’a ancré
dans l’élan millénaire de son peuple. Il fait
partie de ceux qui ne cessent de “tuer le père”
et d’y échouer, donc de recommencer. Ça les
fait un peu exister. Mais quand l’idée de peuple
juif les persécute de l’intérieur, ils peuvent
devenir méchants et se contredire: par exemple, la place
- selon eux - inexistante - du peuple juif, ils veulent l’offrir
aux Palestiniens. Est-ce vraiment indiqué ?
Au
fond, le peuple juif est une forme d’existence (ou d’inexistence)
singulière, identique à sa transmission, et qui,
à son insu, offre aux autres peuples le cadeau d’une
incessante mise en doute. Sa transmission est faite de coupures-liens,
à l’image de cette petite blague: un fils rabbi succède
à son père rabbi et se comporte de façon
très différente. Les disciples s’étonnent,
questionnent, alors il leur répond: je fais comme mon père,
de même qu’il n’imitait personne j’essaie
de ne pas l’imiter.
Bref,
ces Juifs-narcisses qui nient leur peuple en font partie.
(1)
Psychanalyste, écrivain. Publie en mai Marrakech, le
départ chez Odile Jacob - www.danielsibony.com
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